Auguste Sander, Les paysans se rendant au bal
Enfin la
photographie documentaire c’est la volonté de rompre avec la photographie
d’art. La
photographie documentaire est une émanation de la photographie artistique, ces
photographes veulent se situer par rapport à une démarche artistique. Depuis fin
XIX° siècle, on a des photographies militaires, industrielles, … qui ne se sont
jamais nommées photographies documentaires. Curieusement, les fondateurs de la photographie n’évoquent jamais de
photographie documentaire alors même que l’image est une forme de double
témoignage. Depuis le début du XX° siècle, le parti pris du rôle de
témoignage de la photographie n’a cessé d’être réaffirmé comme Dziga Vertov qui
souhaite « remettre la photographie à neuf ». Dans la photographie documentaire on a donc un projet constamment
renouvelé et jamais véritablement abouti. Le photojournalisme de son coté a
des codes qui furent figés dès le début et pendant des décennies (instantané,
…). Ce n’est pas le cas de la photographie journalisme
I.
L’utopie
encyclopédiste
Assez vite, la
photo est perçue comme un véhicule pour l’éducation et la connaissance. Cette
idée est consubstantielle au projet photographique initial. Ainsi en 1894, Léon Vidal fonde le musée des photographies
documentaires, forme de banque d’images qui veut accueillir tout type de
photographies. Il parvient à réunir 40 000 images et son projet va faire
des émules à Genève, Marseille ou encore Varsovie. En 1906,
Vidal est l’un des initiateurs avec Paul Otlet, du premier conseil international photographique, tenu à Marseille. C’est la volonté de fonder un réseau
mondial d’échanges inspiré du modèle des bibliothèques. On discute de
points précis et on réfléchit à la nature documentaire de la photographie.
Otlet de son coté va réfléchir à un système mondial d’échange photographique
qu’il va nommer le mundameun, forme
de bibliothèque d’Alexandrie avec des documents sonores, visuels,
filmographiques, … Il met sur pied un espace pour la photographie qui sera
riche de 150 000 clichés dans les années 1930. On est dans un savoir
cumulatif propre à la lignée de la fin du XIX° siècle.
Albert Kahn, grand industriel, se tourne
vers l’image en 1909 et développe un
projet utopiste d’inventorisation du globe à travers la photographie et le
cinéma. Ce personnage pacifiste avait déjà fourni des bourses étudiantes
pour travailler à l’international. Il a ensuite créé des opérateurs qu’il
a propagé à travers le monde pour inventorier les lieux et les gens. Il cumule
alors une gigantesque collection essentiellement des autochromes (70 000),
mais aussi des films. Le tout est organisé avec l’aide de Jean Bruhnes. C’est une entreprise de rassemblement de clichés
avec une dimension pédagogique puisqu’on veut projeter les plaques
d’autochromes aux gens. Aujourd’hui les grandes bandes d’images numériques vont
reprendre ces projets encyclopédistes, eux-mêmes inscrits dans des projets plus
anciens.
II.
La ferveur
patrimoniale
La photographie fut
d’emblée conçue aussi comme un outil de préservation du patrimoine. En effet, le développement du médium photographique rencontre vite le
développement du patrimoine et celui de la protection des sites patrimoniaux.
Cela va aussi de paire avec l’essor des musées qui fut multiplié par deux. Toute une série d’initiatives placent la
préoccupation patrimoniale au centre des intérêts des élites. Ainsi on voit
apparaître la Commission municipale du Vieux Paris qui juge important tout ce
qui est ancien et préserve des informations sur le Vieux Paris. Cela est du à
la réaction face aux travaux d’Haussman.
Cette optique
permet un essor des photographes.
La photographie entretient d’une part un
désir de conservation (albums photographiques, collections de cartes
postales, …) en sensibilisant les gens
au patrimoine et d’autre part, la photographie accélère la destruction
puisqu’en documentant les bâtiments menacés, elle leur assure une pérennité
rendant possible la destruction puisqu’on a toujours une trace visuelle.
Ce mouvement n’est
pas seulement français,
Anne-marie Teiss souligne comment les Etats nations ont inventé la notion de
patrimoine. Ainsi en Angleterre apparaît fin XIX° siècle la National Photographic Record Association,
créée par un parlementaire anglais doublé d’une qualification de
photographe : Benjamin Stone.
Il veut fédérer les amateurs britanniques dans un vaste inventaire des sites et monuments anglais. Stone lui-même
prendra en photo les vieux corps de métier menacés. On a ce double phénomène de
préservation et de destruction du patrimoine.
Edward S. Curtis
passera une longue époque de sa vie à prendre en photo les Natives Americans. Il produira plus de 40 000
images qu’il mettra dans un projet The
North American Indian, description sur le ton de l’élégie (évoquer un
moment perdu mais idéalisé) de la vie de ces Indiens. Il montre alors un Etat
largement disparu, des Indiens en tenue traditionnelle, en vêtements d’apparats
alors qu’à l’époque, les Indiens sont déjà très européanisés. Son objectif est
par son travail d’éveiller la conscience de la perte chez son public (The Vanishing race). Mais même à
son corps défendant, le photographe est un agent de ce qu’il combat. Curtis fut
financé par des grands industriels qui sont responsables de la modernisation du
pays et de la relégation des Indiens.
Eugène Atget,
en France, a beaucoup documenté la vie parisienne au début du XX° siècle. Il
est l’un des pères de la photographie documentaire. Très peu connu du public, il
s’est lancé dans un vaste projet dès 1890 pour engranger et diffuser les images
du vieux Paris. Ces photographies vont documenter des cours d’immeubles, des devantures
de magasins, des portes, … Produites dans un relatif anonymat, c’est dans
le milieu des années 1920 que Man Ray redécouvre ces images. Atget est publié par
les surréalistes et son projet sera porté aux nues. Dans la foulée, ses
photographies sont achetées par Bérénice Abbott et les photographies
connaissent une seconde vie outre-atlantique. Le pays en fera un des pères
fondateurs de la photographie documentaire.
Bérénice Abbott se
donne pour mission de prolonger l’entreprise d’Eugène Atget mais aux USA. Elle
est photographe et va s’intéresser à New-York, pour en faire un portrait de
ville en mutation, Changing New-York, vaste projet financé par l’Etat
fédéral. C’est accompagnées d’une équipe de chercheurs que les photographies
sont publiées avec des archivistes, … Abbot revendique son travail comme œuvre
d’art. La différence c’est qu’il ne
s’agit plus de fixer un moment qui disparaît mais bien de donner à voir le
changement lui-même, la transition et l’actuel.
Enfin,
Auguste Sander qui travaille dans la
région de Cologne en Allemagne. Il acquiert sa notoriété en 1929, à 54 ans
durant lesquels il publie Antlitz der Zeit (Visages de
l’époque). Il souhaite utiliser la
photographie pour faire le portrait des Allemands de son époque. Ce projet
le préoccupe énormément et il parcourt la région de Cologne, notamment
Westerwald et prend en photo des paysans puis des urbains. Il aura plus de
20 000 plaques dans son projet à visés à la fois encyclopédique et
sociologique. Il veut prendre acte des
mutations de l’Allemagne des années 1920 et de rendre compte de ses
contemporains. Toutes les classes sociales et professionnelles entrent dans
l’objectif d’Auguste Sander.
On
a à faire à une véritable mise en scène de soi devant l’objectif de Sander, on
a presque le sentiment que les sujets singent les comportements de la ville. On a donc une photographie qui est co-construite. C’est une
photographie qui est aussi directe et frontale : la straight photography. On a aussi une photographie nature sans
effets autour. La photographie est normée, naturelle, en pied, cadrage
large et frontalité. Il semble presque que ce qui structure ces personnages
vient de leur stature et de leurs habits. Ces
photos répondent à des mises en scène scrupuleuses, on prend rendez-vous,
on discute du lieu, de la tenue, … Quand tout est calé, Sander ne prend qu’une
seule vue. Cette discussion doit donner à voir une véritable pose
représentative d’eux-mêmes.
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