mardi 18 octobre 2011

Sociologie des TIC : séance 4, la photographie.

Séance 4 : la photographie.
Le poids des acteurs sociaux.

I- Les premiers temps de la photographie.

Grandes dates historiques de cette technologie :
→ NIEPCE, inventeur français qui en 1816 réalise la toute première photographie.
Il s’efforçait de trouver un moyen simple pour reproduire les gravures. Il utilise pour cela l'héliographie, la lumière du soleil. On projette l'image d'un dessin qui est recouvert d'une petite couche de produits chimiques liquides : ils fixent l'image reçu et la conserve définitivement en séchant.
Peu de temps après, il utilise l'héliographie pour prendre directement un paysage. Ce n'est plus pour reproduire une gravure et cela fonctionne.
→ Le relais est pris par des français, notamment DAGUERRE et BAYARD. On obtient grâce à leur travail une image unique et définitive : le résultat de la prise de vue des premières photographie n'est pas reproductible.
→ Dans les 1850, on a l'apparition du négatif. Ce n'est plus une image en positif sur une plaque opaque mais une image en négatif sur une plaque en verre grâce au collodion. Le négatif est utilisable pour reproduire l'image obtenu autant de fois qu'on le veut. La photosensibilité disparaît lorsque le produit sèche ; l'utilisateur de la plaque doit préparer lui-même les produits et le matériel, cela exige un grand savoir-faire de la part de son utilisateur.

→ En 1870, de nouvelles plaques apparaissent (en Fr, USA et GB), recouvertes de gélatine sèche. On peut les conserver sans se dégrader pendant plusieurs mois. Avec cette méthode, la préparation du matériel peut être faite par un professionnel et cela permet la production en série. C'est l'entreprise EASTMAN qui dès 1881 devient le leader incontestable. Il met au point un négatif sous forme souple, se substituant aux plaques rigide, à l'image des pellicules telles qu'on les connaît. Au début, ce film souple est de qualité inférieure aux plaques mais dés 1887, la qualité est identique à celle des plaques. Mais c'est un échec commercial et EASTMAN écrit : « en démarrant notre projet de photographie sur film, nous pensions que tous ceux qui utilisaient des plaques de verre allaient changer pour les films souples mais seulement quelques uns le firent. ». Il avait l'idée que pour écouler son produit, il fallait avoir une nouvelle clientèle.
Il met en vente peu de temps après le film souple mais aussi un nouvel appareil photo qui est plus simple à utiliser et enfin, il propose à ses clients d'assurer à leur place le développement et le tirage. Toutes ces opérations étaient assez complexe à réaliser et il avait compris qu'il fallait prendre en charge ces opérations pour les utilisateurs novices. Slogan « Appuyer sur le bouton, nous faisons le reste ». Dés 1888 il met en place la marque KODAK et c'est alors un immense succès commercial. On considère dès lors que la photographie rentre dans la consommation de masse.

L'évolution de la demande :
→ Dés la deuxième partie du XIXe siècle, la photographie devient un marché. La première demande est le portrait : c'est l'utilisation première de la photographie. Portrait en buste ou portrait en pied. Dés les 1850 sont produit 1000 à 1500 portraits individuels par an dans le monde : ce n'est pas encore un marché de masse.
A l'articulation entre le technique et le social, il y a des groupes : cette demande permet l'apparition d'une nouvelle profession et donc d'un nouveau groupe social, celui des photographes professionnels. Ces individus ont des habitudes professionnelles identiques à celle des peintre portraitiste : ils travaillent dans des ateliers, avec des grandes verrières sur les toits des bâtiments pour capter le maximum de lumière. Ces ateliers s'implantent d'abord dans les centres des grandes métropoles vers la fin des 1850, on compte une quarantaine d'ateliers à New York, le long de Broadway. A Londres, ils sont dans Regent's Street. A Paris, ils sont une dizaine sur les grands boulevards.
→ On peut savoir les catégories sociales clients de ces ateliers : les tous premiers ateliers sont décorés comme un salon de la grande bourgeoisie. Tapis rouges épais, colonnes de marbre et fresques au plafond. Au fur et à mesure que la photographie se démocratise, on voit apparaître des ateliers qui sont plus modeste et dont la référence sociale et architecturale est proche du salon petit-bourgeois.

Les usages sociaux :
→ Assez rapidement, la photographie va être marquée par de grands écarts sociaux, à l'instar des sociétés européennes de l'époque : cette stratification forte se manifeste dans les premiers usages sociaux de la photographie. Dans la haute-bourgeoisie, on voit apparaître les premiers albums photos, ils rassemblent les principaux portraits des membres de la famille mais on y voit aussi des portraits des amis et des relations. C'est un outil qui permet alors de matérialiser leur réseau relationnel et familial. Assez souvent, il y figure aussi des portraits des membres de la famille royale/impériale et de certaines célébrités politiques/médiatiques dont on va acheter les portraits photographiques auprès d'éditeurs spécialisés. Il y a une certaine ambivalence entre la sphère de l'intime et la sphère du public qui est propre au milieu de la haute bourgeoisie : les albums photos sont des objets de luxe qui ont des serrures, certains sont équipés de petites boites à musique qui se déclenchent à l'ouverture. La consultation de ces albums va être environné par une ambiance musicale qui va lui donner une certaine tonalité.
Dans les milieux populaires où la photographie est au départ très cher puis se démocratise plus tard, on ne trouve pas d'album, la photographie est avant-tout une pièce unique. Le plus souvent, les photographies représentent des moments collectifs et rares. Cela va se modifier avec la WWI, les familles prennent une photo du soldat qui va partir au front pour en garder un souvenir et le soldat emmène des photos de sa famille avec lui. C'est un usage un peu plus du registre de l'individualité et de l'intimité chez les milieux populaires.
→ Dès le XVIIIe siècle lorsque la bourgeoisie partait en voyage, faisant le « Grand Tour », voyage à travers l'Europe pour rencontrer des familles du même milieu social, elle se faisait accompagner par un peintre pour coucher sur toile des souvenirs. Cette pratique était aussi celle des moins fortunés mais ils se contentaient d'acheter des gravures de paysages naturels ou architecturaux.
Quand la photographie apparaît, un premier usage socialement marqué prend le relais de ce qui existait déjà avec la peinture et la lithographie. Le poids des acteurs sociaux se manifestent dans des usages et dans des sensibilités, des manières de percevoir et d’apprécier les images.

II- La sociologie des techniques.

La technique de la photographie au delà des 1880, elle a continué à évoluer. On peut rendre compte de ces évolutions en tant que sociologue. On va pouvoir en analyser la succession en recourant aux groupes sociaux. Pour cela, on utilise le courant SCOT, Social Construction Of Technology sont les principaux sociologues sont BIJKER, HUGHES (un autre) et PINCH. Leurs travaux sont indexés dans un ouvrage collectif The socio construction of technological systems en 1987 et dans un ouvrage de BIJKER The social construction of bycycles, bakelites and bulbs en 1991.

Les méthodes du courant SCOT :
Pour comprendre cette approche, il faut faire un détour par la sociologie des sciences et des sociologues anglais que sont BLOOR et COLLINS et l'approche relativiste. L'approche SCOT étend à la technologie cette méthode relative à la sociologie des sciences.
→ S'intéresser aux controverses scientifiques : comme la question de l'augmentation de la température moyenne de la terre.
→ Introduire la notion de flexibilité interprétative : une déclaration scientifique n'est pas absolue, elle est relative car la compréhension d'un résultat est toujours relative à un certain point de vue et à un certain groupe social. C'est par la controverse que l'on voit la pluralité d'interprétation. Les climatosceptiques forment un groupe qui défend un certain nombre d'intérêts économiques, professionnels et sociaux. Les scientifiques qui ne croient pas à l'augmentation de la température à cause du CO² sont financés par les industries pétrolières, ils se sentent menacés.
→ Il faut montrer comment une controverse se termine, comment les spécialistes se mettent d'accord, comment on aboutit à la clôture d'une controverse. L'idée générale est que la science avance grâce aux clôtures de controverse. On parle de science socialement construite, elle avance avec l'interaction de groupes sociaux.

=> Au lieu de s'intéresser à la flexibilité interprétative de la science, on va s'intéresser à la flexibilité interprétative des objets techniques : une même technique peut-être interprétée de diverse façon. Les points de méthodes misent en avant ici est de privilégier les terrains d'enquête qui sont des controverses.


Le développement du vélo est l'un des meilleurs exemples pour développer cette méthode sociologique. :
→ Au début, le vélo était un objet très controversé. Les grand-bi étaient les premieres bicyclettes, avec une roue avant démesurée : comme il n'y avait pas de chaîne, plus la roue était grande, plus on parcourait une grande distance avec le même effort. La petite roue stabilisait l'appareil et permettait de monter sur le vélo.
Pour certains, la bicyclette est un équipement sportif tandis que pour d'autres c'est un équipement de transport.
→ Relier les utilisations à des « groupes sociaux pertinents ». Le vélo comme équipement sportif est défendu par des acteurs sociaux, des individus et organisations, qui veulent faire de la bicyclette un loisir propre aux jeunes hommes de la haute-bourgeoisie. Un objet qui est de grande taille et difficile à utiliser convient tout à fait à un sport masculin qui réclame une habilité, de la force musculaire et une activité qui peut être spectaculaire. Le vélo comme moyen de transport est mis en avant par des personnes qui n'ont pas l'économie ou l'utilité pratique d'utiliser des chevaux et un fiacre, et notamment les femmes.
Il est hors de question pour l'Angleterre victorienne qu'une femme se trouve dans l'espace publique avec un pantalon. Or, il ne faut pas non plus que l'on voit leurs jambes et utiliser un grand-bi en jupe est complexe. Les femmes utilisent donc des tricycles.
→ Le mécanisme de clôture des controverse. Il y a deux types de cloture, la cloture rhétorique et la cloture pratique. La cloture rhétorique consiste à dire que la controverse n'a pas lieu d'être, on disait que non, le vélo n'était pas dangereux. La cloture pratique amène à modifier la technologie elle-même, dans le cas de la bicyclette elle a été obtenu avec l'invention de la chambre à air par DUNLOP. Au départ, la chambre à air n'est pas considéré comme une bonne solution au problème, on pensait que c'était la vibration le problème et les premières chambres à air n'étaient pas adhérentes. La raison pour laquelle finalement les pneus avec chambre à air on été adopté est que cela permettait d'augmenter la vitesse pour les jeunes hommes de la haute-bourgeoisie : ils voulaient aller plus vite. LAWSON propose un nouvel objet proche du vélo actuel : deux roues presque identiques, des pneus avec des chambres à air et une chaîne avec un dérailleur. Cela résout des problèmes et notamment celui de basculer vers l'avant avec les grands-bi. En 1900, le débat se termine et la bicyclette de LAWSON devient l'unique modèle utilisé par les différents groupes sociaux.

=> Les transformations des technologies ne se limitent pas au moment de l'invention. La technologie évolue après son invention et c'est dans ses phases d'évolution que l'on peut rendre visible les groupes sociaux pertinents. Il ne faut pas non plus supposé que les groupes sociaux préexistent à la technique que l'on étudie. Les groupes sociaux pertinents apparaissent lors de la rencontre de la technique et du social : il y a une cristallisation des groupes sociaux.

III- Application de la méthode SCOT à la photographie.

En 1892, grande exposition internationale de photographie à Paris, la première depuis 10 ans. La particularité de cette exposition est que l'on trouve pour la première fois 400 photographies réalisées par des amateurs regroupés dans l'association « Photo-club de Paris », fondé en 1888.
Ces photos, plus que celles des professionnels, déclenchent l'enthousiasme du public et des critiques d'art. Dans les 20 années qui suivent, on assiste à une explosion de ce type d'organisation : le club d'amateur de photo. En 1900, il y en a 78 en province. L'apparition du boîtier KODAK permet la multiplication de ces groupes.

Se forge le groupe des photographes amateurs, qui va se différencier avec le temps. Certains d'entre eux veulent être reconnus comme des artistes : c'est ce que l'on appelle le mouvement « pictorialiste » à posteriori. C'est la partie la plus bourgeoise et parisienne qui le représente : c'est de manière simplifiée le « photo-club de Paris ». Ce sont des grands-bourgeois soit rentiers, soit issus du monde des affaires. L'exposition suivante organisée par le photo-club de Paris en 1900 est un échec, elle est critiquée par les critiques d'art et les autres photographes.

=> Comment expliquer cet échec ? Il faut passer un peu de temps sur l'autre partie des amateurs, qui sont plutôt représentés dans les petits clubs de province, qui sont moins riches et qui trouvent ridicule les prétentions artistiques de leur équivalent parisien.
Comme pour la bicyclette, on a vu se mettre en place autour de la photo plusieurs groupes sociaux pertinents, chacun produisant une définition de cette technologie, de son utlisation et de la façon souhaitable de la faire évoluer.

Pour les pictorialistes, la référence est la peinture. La technique photographique est pour eux terminée, elle est optimale. Pour les autres, la technologie est encore en plein bouleversement et doit encore continuer à évoluer vers plus de rapidité et d'instantanéité dans la prise de vue, ils veulent aussi améliorer l'optique des appareils pour faire disparaître les abérations chromatiques et le flou.
Pour les pictorialistes, la photographie devait être « pure » comme la peinture et les photos ne devaient pas être retouchées : l'appareil avait le même statut que le pinceau et donc l'abération chromatique contribuait à la beauté de l'image de la même façon que les traces laissées par le pinceau contribuait à la beauté d'une peinture. Pour ces élites, il s'agissait de représenter des scènes immobiles. Les non picrorialistes cherchent plutôt à prendre des scènes mobiles et fugitives.
=> Comment rendre compte de l'émergence de cette différence et expliquer la cloture ?

On peut mieux le mettre en avant avec le cas allemand : il y a deux phases successives différenciées de création de société d'amateurs. D'abord vers 1890 où la cotisation annuelle est de 20 marks, c'est assez élevé. Plus tard, jusqu'en 1906, on a d'autres associations où la cotisation est de 3 marks, c'est moins cher et ce sont plutôt des instituteurs, des petits marchands et des comptables.
Avec les premiers amateurs, on voit apparaître une forte demande de reconnaissance artistique. Pourquoi ? Les relations entre ces premiers amateurs et les professionnels sont tendus : les pro accusent les amateurs de concurrence déloyale car les amateurs font beaucoup d'activités de plein air avec les régates notamment. Ces amateurs proposent souvent à ces occasions de prendre des photos et les professionnels ont le sentiment qu'on capte leur propre clientèle. La réponse de ces amateurs de critiquer la qualité des photos des professionnels en disant qu'elles sont laides. Ils produisent une image très idéalisée du bon photographe qui n'a pas besoin de travailler pour vivre, qui a du temps pour prendre de très belle photos, pour améliorer lui-même ses propres procédés et qui vient d'un milieu social distingué qui lui a donné un bon goût esthétique. Ils disent que les professionnels ont abandonné le critère de la beauté au profit de celui de la rentabilité de leur entreprise.
Au fur et à mesure que la photographie se démocratise, les amateurs les plus anciens commencent à être critiqués par les amateurs les plus récents, à cause de cette exigence artistique. JUHL est le fondateur d'un des premiers clubs de photo, celui de Hambourg, il est devenu le directeur artistique de la principale revue de photo allemande. Les positions de JUHL sont devenues de plus en plus exigeantes, de plus en plus radicales. On a atteint une situation où les clubs de photos se sont émus de ce qui pour eux étaient une forme de prétention artistique abusive et ils ont demandé la démission de JUHL à la revue, qui a du en plus de cela délaissé la présidence du club de Hambourg.

Comment expliquer cette opposition ?
Cela ne suffit pas de dire qu'on était en présence d'individus de provenance sociale plus modeste qui n'avaient pas une culture suffisante pour apprécier les critères de beauté de JUHL. Si l'on regarde quels sont les musées qui ont accueilli les premières expositions de photo de ces individus plus modestes, on remarque que les directeurs des musées étaient impliqués dans le mouvement « Heimat », nationaliste. La défense du Heimat (de la nation) a été prise en charge par des bourgeois les plus éloignés du monde des affaires, considérant que le capitalisme dégradait la nation allemande à cause de l'industrialisation et de l'urbanisation : le projet de ce mouvement était de faire l'éducation esthétique du peuple allemand pour que les individus soient d'avantage en mesure d’apprécier ce qui faisait l’intérêt de la culture populaire allemande et notamment les milieux artisans et paysans. De très grands moyens ont été mis dans des petits clubs pour encourager une photographie ethnographique et non pas artistique : ils étaient encourager à produire des photographies qui étaient des témoignages d'une culture populaire dont on craignait la disparition.

Conclusion : L'évolution de la photographie de 1880-1914 illustre assez bien ce que met en avant l'approche SCOT : plusieurs groupes sociaux pertinents se sont mis en place, que chacun d'entre eux a défendu sa propre interprétation de la technique. Il y a trois choses à retenir : on ne peut pas considérer que ces groupes sociaux ont préexisté à la photographie ; ces groupes sociaux ne se sont pas limité à la simple utilisation des photos, ils ont participé à l'évolution de la technologie elle-même, ils l'ont orienté ; ils ne se sont pas différenciés uniquement par l'usage de la technique mais aussi et surtout par le sens qu'ils lui attribuent : qu'est-ce qu'une bonne photo ?

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